La fillette s'affala nonchalamment dans un canapé en cuir, pliant distraitement la lettre qu'elle relisait pour la énième fois. Cela remontait à un certain temps maintenant. Skull était un père gâteux, trop protecteur. Dire qu'il la voyait comme une banale fillette de dix ans sans défense. Tellement idiot qu'il était allé jusqu'à lui créer un univers rien que pour elle dans le but de l'écarter des dangers du monde réel, y consacrant dix longues années de son existence. Sachant que les « imprévus » qu'il mentionnait dans son courrier étaient des monstres sanguinaires qui surgissaient dès qu'elle s'éloignait du Secteur A, son attitude rassurante était absolument ridicule.

En soupirant, Alice se redressa, posa la lettre sur la table en verre et se dirigea à pas lents vers l'immense baie vitrée. L'appartement, du haut de la tour, surplombait la ville ; d'un regard, la petite balaya l'horizon, passant rapidement sur les silhouettes des Attractions Idylliques et des Tours Enchantées mais s'attardant sur les immeubles délabrés du Secteur C, qu'elle discernait vaguement en plissant les yeux. Un sourire se dessina sur ses lèvres fines, et elle posa sa petite main blanche sur la vitre. Ce monde, il lui appartenait, à elle et à elle seule. Comme une scène de marionnettes à grande échelle. Elle tirait les ficelles de ces personnages qui s'imaginaient naïvement être les acteurs de leur propre vie. Elle ferma les yeux l'espace d'un instant, savourant le délicieux sentiment d'autosatisfaction et de puissance qui l'envahissait. Ici, elle était la Reine.

« Madame, on vous demande. »

Contrariée d'avoir été tirée aussi brutalement de ses songeries, Alice se retourna vers Zack. Cet homme qui avait été créé dans l'unique but de la servir, sans aucune autre raison de vivre. Cet homme qui n'était pas un homme et qui ne l'avait jamais été, réduit à l'état pathétique de serviteur. Puis son regard glissa sur une femme présente derrière lui, qui dominait la fillette qu'elle était d'une quarantaine de centimètres. Mais la taille ne comptait pas. Puisque cette femme n'était qu'une création. Sa création. Alice l'avait programmée, avait défini elle-même son apparence physique dans les moindres détails ; c'était elle qui avait modelé son visage, qui lui avait donné ces pommettes saillantes, cette mâchoire légèrement avancée. Elle aussi était née pour la servir. Elle aussi n'était qu'une vulgaire marionnette, un jouet entre ses mains d'enfant.

« Bonjour, Queen of Heart. Quelle belle matinée, tu ne trouves pas ? »

Elle n'attendait pas de réponse. La Reine de Cœur le savait ; elle garda le silence, se bornant à exécuter une révérence contrite. Alice sentit toute la tension présente dans ce mouvement de soumission forcée, mais n'y prêta aucune attention. Peu importait la révolte qui pouvait soulever un cœur : puisqu'une marionnette a beau s'agiter dans tous les sens, elle ne peut pas couper les ficelles qui la relient à son maître. Alice se laissa aller à quelques secondes de contemplation, puis, le regard dément, elle sourit largement.

« Bien. Il est temps. Krash est prêt à accueillir ses premiers invités. »

Cette déclaration sonna comme le glas d'une église dans l'épais silence de la pièce, et Alice éclata d'un rire sonore.